Dans son article du Figaro du 9 février 2025, le journaliste Paul Sugy, également éditorialiste sur CNEWS, reprend quasiment point par point l’édito de Pascal Praud de la semaine passée. Sur la forme, il avance des arguments chiffrés et sourcés. Mais en regardant dans les détails, on s’aperçoit assez facilement de certains biais. Cette répétition élaborée du même argumentaire que son collègue n’est pas un hasard et vient probablement répondre, sans l’avouer, à la tribune dénonçant l’instrumentalisation du mythe de la minorité modèle, postée sur le Nouvel Obs quelques jours plus tôt. Puisque l’échange est lancé, continuons le “débat” et revenons sur certains éléments qui sont présentés selon une logique qui n’est pas explicitée et qu’il est nécessaire de décrypter.
Premièrement, le fameux “Observatoire de l’immigration et de la démographie” (OID) peut paraître sérieux derrière un acronyme, mais l’OID n’en reste pas moins une simple association dont la plupart sont des conseillers, politiciens ou éditorialistes (notamment pour Le Figaro, CNEWS, etc.) n’ayant aucune expérience rigoureuse en sciences humaines et sociales et aucun support d’institutions de recherche digne de ce nom. Ainsi, quand le directeur Nicolas Pouvreau-Monti “commente auprès du Figaro”, il s’agit en fait d’une discussion entre collègues. Cela ne les empêche pas de lire certains ouvrages, articles et rapports comme celui de Yaël Brinbaum, mais en utilisant la technique bien connue du “cherry picking” c’est-à-dire en sélectionnant les informations qui les intéresse et en laissant de côté celles qui ne vont pas dans le sens de leurs théories. Ils se positionnent comme “experts” de la question car ils sont obsédés par l’immigration vue comme un problème mais sont loin d’être des chercheurs au sens strict.
La prétendue “étude” citée par Paul Sugy est en fait une “note” qui reprend, c’est cocasse, à la fois des chiffres et statistiques de l’INSEE et des articles et ouvrages de Lê Huu Khoa, spécialiste de la migration vietnamienne, avec qui j’ai soutenu ma thèse en 2023. Il n’y a donc aucune enquête qualitative ou quantitative en tant que telle mais la présentation de chiffres et analyses triées sur le volet. Reprenons depuis le début.
Il est indéniable que les critères d’obtention de diplôme, d’accès aux grandes études, de taux d’emploi montrent une réussite économique et sociale des populations d’Asie du Sud-Est. Ce qui n’est jamais défini dans ces discussions, c’est la notion même d’intégration. De ce fait, le fait d’exposer les chiffres donne l’impression qu’ils permettent de la définir. Non seulement cela ne prend pas en compte d’autres critères qui existent et pourraient être mis en avant, notamment l’expérience de racisme (voir REACTAsie et PolAsie) mais cela réduit surtout la question à une approche quantitative (par sondages) et ne considère pas ou peu l’approche dite “qualitative” qui prend en compte le vécu des personnes, leurs ressentis. Dans ce sens, la sociologie de l’immigration vietnamienne montre la diversité de trajectoires et d’expériences par rapport à l’intégration, notamment les cas d’échecs scolaires, d’exclusions voire même de délinquance, au même titre que dans d’autres cultures.
Ainsi, si les données présentées par l’article sont vraies, cela ne permet pas de tirer les conséquences qui sont présentées dans l’article du Figaro. Gardons à l’esprit que même si ce n’est pas dit explicitement dans cet article, l’agenda politique du journal et du journaliste est clair : il s’agit d’opposer les populations en fonction de leurs pays et prétendues cultures d’origine en fonction de leur capacité à “bien” ou “mal” s’intégrer. L’auteur de l’article défendait ainsi sur CNEWS la théorie de la “submersion” déjà adoptée par le premier ministre, et qui se rapprochait déjà dangereusement des discours du “grand remplacement” qui circulent entre la droite et l’extrême-droite. Il est donc vrai que la deuxième génération des descendants de réfugiés du Vietnam et du Cambodge des années 1970 et 1980 a rattrapé le “retard” de leurs parents. Ce que ne dit pas cet article c’est que cela s’est justement fait par le sacrifice de cette génération qui a accepté des jobs parfois ingrats ou des conditions de travail difficiles pour que leurs enfants n’aient pas à subir le même sort. Ce que ne dit pas non plus cet article c’est que les parents des autres populations font le même sacrifice. Le démographe, Gérard-François Dumont, qui est cité pour sa participation à une étude de l’association clairement anti-immigration, est certes professeur des universités, mais n’a participé à aucune recherche sur les migrations asiatiques. Le journaliste le convoque pour donner du poids à son argumentation mais il aurait mieux fait de trouver d’autres références.
S’il est vrai que la famille joue un rôle crucial dans la trajectoire d’une personne, dire que c’est la “valeur famille” de la culture vietnamienne qui détermine la réussite des deuxièmes générations est partiellement vrai mais surtout globalement insuffisant. Cela ne dit rien de la ségrégation et des discriminations que subissent les descendants d’immigrés asiatiques, comme d’autres populations immigrées mais dans une moindre mesure, justement comme le dit le rapport de Yaël Brinbaum que l’auteur a dû lire trop rapidement. Un autre élément, pourtant présent dans les données de l’INSEE montre que la première génération d’Asie du Sud-Est suit une ascension sociale (beaucoup de familles étant déjà dotées d’un capital culturel et social élevé) en immigrant tandis que pour les personnes venant des pays du Maghreb ou d’Afrique noire il s’agit plutôt d’un déclassement social, mesuré en termes de positions dans l’espace social dans le pays de départ et d’arrivée. Cet élément n’est pas anodin dans la compréhension du cadre familial.
Un autre procédé journalistique au mieux maladroit, au pire malhonnête, consiste à brouiller les deux “études” pour les mettre sur le même plan et donner l’impression, fausse, aux lecteurs que le journaliste Nicolas Pouvreau-Monti et la chercheuse Yaël Brinbaum partageraient les mêmes conclusions. Or, en disant que les familles d’immigrés d’Asie du Sud-Est auraient une “très forte confiance dans les institutions de la société d’accueil, et en particulier le système scolaire”, cela peut laisser sous-entendre que d’autres populations, comprendre les Noirs et les Arabes, seraient plus méfiantes. Or, les travaux en la matière montrent justement deux choses, quelle que soit l’origine : des attentes très fortes envers l’école qui apparaît comme un “moyen d’intégration et de mobilité sociale” (passage du rapport qui n’est pas cité dans l’article) qui n’empêchent pas des désillusions et un sentiment d’injustice. Il n’est nulle part fait mention des conditions sociales, et notamment du racisme, qui détermine *en partie* la réussite scolaire. Ne pas le reconnaître c’est nourrir l’idée que les différences sont soient purement culturelles soient le fruit de la volonté individuelle. Or, parler d’intégration sans questionner l’attitude des institutions qui sont censées intégrer tout le monde sans traitement diffférencié est insuffisant.Soulignons par exemple l’impact que le stéréotype positif induit sur les élèves asiatiques qui sont valorisés par le corps enseignant pendant leurs parcours scolaires.
Ensuite, il est vrai que la guerre d’Indochine ne suscite pas autant d’intérêt et de passions douloureuses (pour reprendre le terme que Benjamin Stora développe dans l’ouvrage au même titre) que la guerre d’Algérie. L’historien spécialiste de l’Indochine Christopher Goscha s’interroge sur cette dissymétrie et propose plusieurs hypothèses parmi lesquelles l’écart de personnes mobilisées pendant la guerre, la relative éclipse du conflit contre la France par la guerre contre les États-Unis notamment. Une autre explication concerne les relations diplomatiques entre la France et ses anciens ennemis. Comme il est rappelé au début de l’article, le Vietnam souhaite avant tout aujourd’hui entretenir une entente cordiale, quitte à enterrer son passé, notamment l’exode des Boat People, ce qui, au contraire suscite un désir de mémoire chez les descendants de réfugiés. Quand on voit l’attitude du chef d’État français avec d’autres anciennes colonies d’Afrique mais aussi Mayotte ou la Kanaky, il n’est pas étonnant de voir ces rancœurs mémorielles aussi vives. Cela étant dit, il serait donc faux de dire qu’il n’y a aucune amertume ou colère concernant les descendants d’origine vietnamienne et le passé colonial, post ou néo-colonial. Ce n’est certes peut-être pas un fait majoritaire mais il existe bel et bien le sentiment d’avoir été oublié de l’histoire (voir le numéro spécial du Nouvel Obs) ou relégué aux marges ou “notes de bas de page” pour ne citer que le récent roman de Vidya Narine, Le ciel est mon drapeau. Les familles de Rapatriés d’Indochine luttent en ce moment même pour la reconnaissance qu’avaient obtenu les Harkis par un projet de loi mémorielle. Chacun peut avoir son avis sur la question mais il faut s’accorder sur le fait que ces questions sont bien vives. Si l’intégration se mesure à la capacité à accepter l’histoire coloniale sans rien dire, il faudra revoir la copie.
Un autre critère qui est invoqué pour rendre compte de l’écart entre les populations est le comportement vis-à-vis du pays d’origine et du pays d’accueil. S’il est vrai que se “sentir chez soi en France” est un critère à prendre en compte, ce sentiment a encore une fois largement été remis en doute lors de la vague de racisme du Covid-19 et les études qualitatives montrent que même parmi les Asiatiques existe ce “déni de francité”. Quant au fait de se tourner ou non vers le pays d’origine, les données présentées sont incomplètes. Si peu de premières générations retournent au Vietnam, c’est pour des raisons politiques. Si les deuxièmes générations décident d’y retourner, c’est bel et bien pour répondre à un besoin de construction de l’identité ethno-culturelle. Si les Asiatiques ne retournent pas aussi souvent chez eux que leurs camarades retournent au *bled* pendant l’été, c’est aussi pour des raisons économiques et pratiques : parce que c’est beaucoup plus loin. Y voir alors un signe de l’intégration serait trompeur ou encore insuffisant et correspond à l’idée d’une identité nationale uniforme. Or les deuxièmes générations peuvent se sentir Françaises et Asiatiques, Vietnamiennes, Cambodgiennes, etc. Ces doubles identités sont pourtant difficiles à concevoir pour les défenseurs d’une identité unique monolithique fantasmée.
Comme beaucoup qui essaient de s’intéresser à ces questions, l’auteur a cherché à présenter des éléments chiffrés et sourcés pour défendre l’idée que la diaspora d’Asie du Sud-Est montre une intégration réussie. Si nous pouvons reconnaître l’exactitude des éléments cités, cela ne suffit pas à constituer un “modèle d’intégration” tel qu’ils souhaiteraient l’utiliser pour distinguer les “bons” et les “mauvais” migrants. La question n’est pas de savoir comment les deuxièmes générations s’intègrent ou non à la société française comme si elles en étaient d’abord extérieures. Les familles immigrées composent cette société, qu’on le veuille ou non. S’il y a un modèle à chercher à construire, il s’agirait plutôt de regarder du côté des discriminations institutionnelles. Mais évidemment, ce prisme d’analyse des rapports sociaux est rarement présent dans les colonnes des médias de droite qui font leur beurre sur la peur de l’étranger.
Auteur : Julien Le Hoangan, sociologue chercheur postdoctorant EHESS-CERMES3
Relecture : Linh Lan Dao, journaliste ; Simeng Wang, sociologue spécialiste de l’immigration est et sud-est asiatique ; Liêm Khê Luguern, historienne de la migration vietnamienne
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Julien Le Hoangan (11 février 2025). Décryptage de l’article du Figaro du 9 février 2025 sur la minorité modèle. Rhizomes. Consulté le 27 mars 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13alo